Le Jeanne d’Arc de Louis-Maurice Boutet de Monvel
Un très beau livre qui a connu un immense succès
À l’occasion d’une exposition sur Walter Crane et quelques auteurs de livres pour enfants qu’il avait pu inspirer (voir le livret de l’exposition), la Bibliothèque Diderot de Lyon a racheté le Jeanne d’Arc de Boutet de Monvel qu’elle avait possédé dans des temps antérieurs, comme le montre le Catalogue noir, mais qui avait entretemps malheureusement disparu des collections.
Cet ouvrage, écrit et illustré par Louis-Maurice Boutet de Monvel, a eu un immense succès dès sa parution, comme en attestent les nombreuses rééditions jusque dans les années toutes récentes et les nombreuses traductions dans diverses langues : en anglais, mais aussi en espagnol, en allemand (1973), en japonais (1978), ou en catalan (2015). Les traductions les plus nombreuses sont celles en anglais, y compris pour des éditions en Grande-Bretagne, malgré le sujet !
En France même, l’ouvrage paraît d’abord chez E. Plon-Nourrit & Cie, en 1896, puis de nouveau en 1923 et 1929. Il est réédité chez Gauthier-Languereau en 1973, 1981, 1990 et chez l’éditeur Langlaude en 2011 et 2012. Lors des rééditions récentes, le choix est fait d’une couverture plus colorée, plus gaie et donc plus attractive : une image de Jeanne combattant orne la couverture.
Qui est Louis-Maurice Boutet de Monvel ?
Louis-Maurice Boutet de Monvel est né en 1850 à Orléans où son père enseignait la physique et la chimie au lycée national. Il y reste assez peu (suite à la mutation de son père) et rejoint Paris où il se forme à la peinture à l’école des Beaux-Arts puis à l’Académie Julian, ainsi que dans divers ateliers : il sera l’élève de grands maîtres comme De Rudder, Alexandre Cabanel, Gustave Boulanger, Philippe Parrot ou Carolus-Duran.
Il est ce que l’on appelle un peintre d’histoire, le genre le plus noble. Il commence à exposer au Salon en 1874 et y exposera régulièrement : il recevra un certain nombre de médailles pour ses œuvres, aujourd’hui réparties dans divers musées. Il est également un portraitiste réputé et recherché.
Son mariage puis la naissance de son premier enfant1, l’incitent à faire des illustrations pour la jeunesse : les Pourquoi de Melle Suzanne ou La France en zig-zag. L’éditeur Delagrave le remarque alors et l’engage pour illustrer des pages du Saint-Nicolas, journal illustré pour garçons et filles, un périodique qui connaît un grand succès.
En 1883 et 1884, il publie chez E. Plon Nourrit & Cie deux albums de chansons pour enfants dont il conçoit entièrement la mise en page. Désormais, il poursuit en parallèle sa carrière de peintre et sa carrière d’illustrateur. En 1887 sort la Civilité puérile et honnête racontée par l’oncle Eugène et en 1888, ses Fables de La Fontaine.
C’est en 1896 qu’il publie l’album Jeanne d’Arc, qui rencontre immédiatement un succès international : il est invité à Vienne et dans diverses villes des États-Unis dès 1899.
Tombé malade à la guerre de 1870, fragilisé par ces voyages, il rentre assez faible et meurt en 1913 des suites de cette affection. Il partageait sa vie depuis plusieurs années entre Paris et Nemours.
Jeanne d’Arc en 1896
L’album de Boutet de Monvel paraît dans un double contexte : celui de l’après-défaite de 1870 (Maurice Boutet de Monvel a d’ailleurs été soldat dans cette guerre franco-prussienne) et celui plus récent de l’affaire Dreyfus, commencée en 1894. Ce sera le seul livre d’histoire réalisé par le peintre.
Raconter l’histoire de Jeanne d’Arc dans cette fin du XIXe siècle n’est pas anodin : le dernier paragraphe de l’avant-propos du livre est d’ailleurs assez explicite, clairement patriotique, voire revanchard ou belliciste diront certains… Il crée indéniablement un lien entre le XVe siècle et le présent de 1896.
Le propos nationaliste peut être confirmé par l’illustration de la page de titre :
On y voit Jeanne d’Arc, sabre au clair, menant des soldats contemporains en pantalon garance et tenant des fusils, brandissant le drapeau tricolore sur lequel sont inscrites différentes victoires de Napoléon (Valmy, Iéna, Lutzen…). Le cheval de Jeanne semble marcher sur des sortes de flots (flots de sang ?) dans lesquels se noient des soldats ennemis. C’est cependant la seule allusion claire à l’époque contemporaine ; tout le reste de l’album se déroule à l’époque de Jeanne, de sa naissance à sa mort en 1431.
Du point de vue historique, la Jeanne de Boutet de Monvel est très classique : il reprend la théorie d’un roi faible entouré d’une cour corrompue, et épargne l’Église autant qu’il est possible. Aucune originalité ou nouveauté par rapport à l’historiographie du temps où les livres sur Jeanne d’Arc sont très nombreux.
Du point de vue religieux, Boutet de Monvel ne remet pas en question la nature des visions de Jeanne : elle les a vécues comme telles et c’est cela qui compte. Il en fait une sorte de sainte patriotique propre à être adoptée par quiconque, catholique ou non.
Le projet d’album n’était pas isolé : Louis-Maurice Boutet de Monvel devait peindre également dix grandes peintures de 3 m sur 6 m pour la basilique de Domrémy, lieu de naissance de Jeanne d’Arc, projet qu’il dut abandonner après avoir réalisé les deux premières toiles, la Vision et l’inspiration de Jeanne d’Arc et Jeanne à la cour de Chinon ; cette toile, présentée à l’exposition universelle de 1900, lui vaudra d’ailleurs la médaille d’or. La première toile a été acquise par la ville d’Orléans en 2016 lors de la vente aux enchères des ateliers de la famille Boutet de Monvel. Proches des illustrations de l’album, les deux toiles réalisées en diffèrent cependant par plusieurs traits.
Une version de taille plus réduite de l’ensemble des panneaux sera livrée entre 1905 et 1911 au sénateur américain William Andrews Clark (1839-1925), ami de Boutet de Monvel. Ces six toiles, longtemps suspendues à la Corcoran Gallery, sont depuis 2014 conservées à la National Gallery of Art à Washington.
Un album fait par un peintre
Il est souvent difficile de dire exactement pourquoi tel ou tel livre nous touche encore par-delà les siècles ; mais indéniablement, l’album de Boutet de Monvel nous parle encore, comme en attestent d’ailleurs les rééditions et traductions récentes.
Difficile de penser que cela puisse être le sujet, dans le contexte qui est le nôtre : Jeanne d’Arc n’est plus vraiment une héroïne pour notre temps ; beaucoup de livres, y compris pour enfants, sur Jeanne d’Arc sont d’ailleurs totalement tombés dans l’oubli.
Ce n’est pas non plus la qualité du texte qui a pu faire son succès : Boutet de Monvel n’est pas un écrivain ; son texte n’a rien de très original : il est relativement consensuel et assez traditionnel en termes d’historiographie.
Si l’album est encore apprécié de nos jours, c’est incontestablement en raison de ses très grandes qualités graphiques. Boutet de Monvel est à l’origine un peintre, avec une solide formation. Lorsqu’il illustre, il va mettre au service de l’illustration tous ses talents d’artiste : attention portée au choix des couleurs et à leur rendu, attention portée à la mise en page et au cadrage, références picturales discrètes, mais solides. Il produit un véritable livre d’art à destination des enfants et non un simple livre illustré.
En termes de mise en page, textes et images cohabitent de façon toujours différente ; encart à droite, à gauche, en rectangle, en hauteur : il n’y a pas deux encadrés de texte qui soient identiques par leur largeur de texte, leur hauteur ou leur emplacement dans l’image. Ces dispositions variées rythment l’ouvrage en évitant toute monotonie.
Les jeux sur les couleurs sont extrêmement variés ; presque toute la palette est utilisée – couleurs claires et couleurs sombres, couleurs chaudes et couleurs froides – ; des teintes très diverses peuvent coexister dans une même image ; seules les couleurs très vives sont évitées. L’artiste portait une attention toute particulière à sa palette2 et, pour respecter au mieux la subtilité des rendus, l’ouvrage avait été reproduit en zincotypie, par des héliograveurs réputés, Ducourtioux et Huillard.
Le cadrage est également varié : parfois les illustrations de la page de gauche et de la page de droite n’ont rien à voir ou au contraire se prolongent de part et d’autre de la coupure centrale.
Le cadre est globalement respecté sauf dans deux scènes de bataille particulièrement frappantes
Dans cette dernière, la tête caparaçonnée du cheval qui sort de l’encadrement crée une formidable impression d’élan et rappelle indéniablement les scènes de batailles de Paolo Uccello dont les toiles viennent, à l’époque, d’entrer au Louvre. D’autres images en revanche sont quasi statiques : scènes de prière, scènes de cour, confrontations, scènes de procès, et rappellent des peintres comme Puvis de Chavannes. Leur alternance est extrêmement bien calculée dans l’album. Toutes ces compositions ont fait l’objet d’études nombreuses, dont certaines ont été achetées par le Musée des Beaux-Arts d’Orléans en 20163.
Le peintre ne cherche pas forcément l’exactitude historique de chaque détail ; la reconstitution est précise sans être pointilleuse : l’effet global et pictural est davantage recherché que la reconstitution absolue ; par exemple, dans les scènes de bataille, on distingue des costumes à carreaux, d’autres avec des points, d’autres à rayure, d’autres unis : cela crée une diversité plaisante à l’œil sans bariolage ni surcharge. Dans les scènes de cour, certains costumes sont dessinés tels des tapisseries avec moult détails – rappelant la peinture de William Morris-, d’autres ne sont qu’esquissés ; mais c’est surtout l’alternance des couleurs et les dominantes de teintes qui frappent : bleu, jaune orangé, vert, rouge, créent une véritable composition picturale pour l’œil.
Les personnages sont centraux dans l’illustration : aucune image n’est sans personnage ou ne représente un paysage ou un bâtiment seul. Boutet de Monvel fait le choix d’un format oblong – ou à l’italienne – qui permet de longs cortèges de personnages. Les images de foule ou de groupe sont très majoritaires.
Seule Jeanne occupe parfois toute une scène, avant qu’elle n’endosse un rôle public ou dans les moments de difficulté (p. 39 ou 41).
Un décor est bien souvent présent, pour planter une scène et la contextualiser, mais il reste discret, en arrière-plan, toujours dans les tons clairs, esquissé, qu’il s’agisse de champs, d’un château, d’intérieurs de salles, de villes ou de villages, du bord de mer. Ces décors sont assez symboliques : par exemple, la plage est représentée par un aplat de couleur sable, la campagne par quelques nuances de vert ; nulle recherche de réalisme, l’image fonctionne par évocation. Les grands aplats et l’absence de perspective profonde peuvent rappeler l’estampe japonaise qui connaît un grand succès dans cette deuxième partie du XIXe siècle. Peut-être cette esthétique nous touche-t-elle aujourd’hui, car elle fait écho à une certaine esthétique popularisée par la bande dessinée, le dessin animé, notamment japonais, ou par certains films ?
C’est sans doute par une combinaison subtile de toutes ces raisons que l’album de Boutet de Monvel, par-delà son sujet, exerce toujours un fort attrait à nos yeux de lecteurs du XXIe siècle.
Billet rédigé par Claire Giordanengo
Département Patrimoine et Conservation
Bibliographie
NIÈRES-CHEVREL, Isabelle. In and Out of History : Jeanne d’Arc by Maurice Boutet de Monvel. The Presence of the Past in Children’s Literature. In LAWSON LUCAS, Ann. Westport-London, 2003, pp. 33-39.
BOULAIRE, Cécile. Exposition Boutet de Monvel à Orléans: prolongation [billet de blog]. In Le Magasin des enfants. Septembre 2018. Disponible sur le web : <https://magasindesenfants.hypotheses.org/6542>.
LOUIS-MAURICE BOUTET DE MONVEL (1850-1913). La Tribune de l’art [en ligne]. Disponible sur le web : <https://www.latribunedelart.com/louis-maurice-boutet-de-monvel-1850-1913>.
MATTHEWS, Pamela R. Glasgow’s Joan of Arc in context. The Mississippi Quarterly [en ligne], vol. 49, no. 2, (Spring 1996), pp. 211-225. Disponible sur le web : <https://www.jstor.org/stable/26476011>.
- Louis-Maurice aura deux fils, Roger, né en 1879, devenu journaliste, et Bernard, né en 1881, peintre également. [↩]
- Il avait « découvert » la couleur lors de trois voyages en Algérie entre 1876 et 1880. [↩]
- Une exposition a eu lieu en 2018-2019 sur ces études à l’hôtel Cabu à Orléans : « Boutet de Monvel face à Jeanne d’Arc : la fabrique d’une icône ». [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Interfaces/fonds anciens BU Lyon (24 septembre 2022). Le Jeanne d’Arc de Louis-Maurice Boutet de Monvel. Interfaces. Livres anciens de l'Université de Lyon. Consulté le 18 septembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/m09r
Bonjour,
Pour réponse concernant le doute sur son année de naissance: l’acte de naissance de Louis-Maurice Boute de Monvel n°1098 se trouve dans le registre des archives municipales d’Orléans de l’année 1850 non 1851. Merci pour votre article. Voici en complément un évènement qui s’est déroulé à Orléans du 29 avril 2018 au 12 mai 2019: l’exposition intitulée “Boutet de Monvel face à Jeanne d’Arc, la fabrique d’une icône” présentant les dessins préparatoires de l’album et d’une de ses peintures murales pour la basilique de Domrémy complétés d’éditions diverses de l’album depuis 1896, d’un article américain sur sa genèse par l’artiste lui même ainsi que les 6 tableaux réalisés pour le sénateur américain William Clark sur table numérique pour agrandissement jusqu’au pigment.
Boutet et non Boute bien sûr
veuillez excuser la redondance de ma mention de l’exposition déjà citée dans votre article
Bonjour,
Merci pour ces précisions bien utiles : le billet a été corrigé en ce sens et voici Louis-Maurice Boutet de Monvel rendu à son âge véritable ! A Orléans, même si l’on a malheureusement raté l’exposition, l’on peut toujours admirer le tableau de Jeanne d’Arc accroché dans le hall du Musée.